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1999

​​​LARA CROFT

acrylic on canvas​

by Adrian Morel - 1999

Sur les murs s’expose la sentence de l’histoire. (...)
On enregistre la victoire de la femme de synthèse sur le charme fragile des filles de chair. Aux icônes dépassèes en succèdent de nouvelles, et dans la chute des unes, dans l’ascension des autres, se lisent les mutations de la civilisation. La vieille Europe coloniale n’en finit plus de s’écrouler, laissant place au monde lisse de l’échange éléctroniquement accéléré. Un regne nouveau se consolide dont les courbes profilées de Lara Croft expriment à la fois l’arrogance et le pouvoir de séduction.
Certains avaient prédit le destin funeste d’un monde où l’image viendrait à vivre de sa propre vie.
Pourtant, lorsqu’en 1981 les pionniers de la génétique éléctronique parvinrent à synthétiser, avec Pacman, l’embryon d’un premier organisme virtuel, il n’y eut personne pour s’inquiéter de l’anormale voracité de la sympathique boule jaune. On accueillit avec une bienveillance amusée ce qu’il aurait été plus prudent de reconnaître comme le symptôme d’un inquiétant appétit de conquête. Bientôt la vie de synthèse allait connaître une fulgurante expansion, qui entrainerait dans son sillage le renversement des rapports de pouvoir entre le réel et sa représentation.
Une vingtaine d’années s’est écoulée à présent, et l’embryon parvenu à l’âge adulte manifeste dans ses formes désormais matures les ambitions longtemps gardées secrétes. Ses rondeurs juveniles ont perdu leur innocence pour se faire désirables et menacantes. Il s’agit d’une femme. Et cette femme tient une arme à la main.
On comprend la perplexité d’une génération qui, apres avoir grandi dans une relation d’étroite intimité avec les premiers organismes éléctroniques, se heurte aujourd’hui à l’indifférence glacée de Lara Croft. Une indifférence de vainqueur. La représentation célèbre sa victoire sur la chair.
Tout ce qui etait directement vécu s’est eloigné dans une représentation, dont la vie propre s’impose désormais comme la vie par excellence, et le modèle auquel chaucun est invité à subordonner son existence.
Evidemment, personne n’est tout à fait dupe de ces mirages un peu fades. Les poses aguicheuses de Lara Croft ne suffisent pas à dissimuler son évidente frigidité. Et dans la fascination qu’elle exerce, il faut voir un phénomène complexe, qui tient probablement moins à la perfection abstraite de ses mensurations qu’à l’étrangeté de son sourire.
Lorsqu’elle cesse de montrer les dents ou de jouer les allumeuses, Lara Croft se fend d’une moue absente. A ce sourire de madone il semble manquer un paramètre pour être déchiffrable. L’imperfection même de ce trait parvient à la rapprocher soudain de l’humain. Comme si Lara Croft devait à un accident de programmation de ressembler fugitivement à une femme.
Bertrand Peret a decidé de s’attacher à ces faiblesses de la machine. Il avait naïvement placé dans la figure de Pacman certaines espérances, que le développement monstrueux de la vie synthètique a eu le mauvais goût de dénaturer. Soit il prendra sa revanche, en volant au pixel l’aveu de sa femminite.
Assez naturellement, il fait appel à la peinture, qui est encore le meilleur moyen qu’on ait trouvé de faire le portrait d’une femme. Ce qui surprend en revanche, c’est de reconnaître dans la facture de ce portrait une volonté de retrouver le geste classique d’un Titien. On comprend mieux la nature de cet emprunt si on veut bien considérer cette phrase de Gautier: Titien est, à notre avis, le seul artiste entièrement sain qui ait paru depuis l’antiquité. Chez lui rien de fiévreux, rien de tourmenté, rien d’inquiéte. La maladie moderne ne l’a pas touché.
Peret, lui, appartient à un monde ravagé par la maladie moderne. Il peint au terme d’un siècle traversé par la volonté fiévreuse, tourmentée, inquiéte, d’en finir avec un art sur le declin. Il était logique que la peinture ne survive pas au triomphe de la représentation sur le réel. Si la peinture est l’imitation faite avec

                                                                                                      lignes et couleurs en quelque superficie de tout ce qui se voit dessous le soleil, alors que reste-t-il à peindre lorsque tout s’est consumé dans la lumière du soleil spectaculaire? Il n’y a plus de vie a imiter, sinon la vie de ce qui est mort, se mouvant en soi-même.
Apres s’être désolidarisée de la représentation pour se replier sur elle même, il ne reste plus à la peinture qu’à se saborder.
Peret a preféré remonter le cours d’une pratique à la derive, pour retrouver la sérinité du geste classique, et soumettre à son épreuve les traits lisses d’une odalisque de synthèse. Si le classicisme est un romantisme dompté, alors le romantisme de Peret réside dans son exigence de sincérité, et dans la certitude que cette exigence peut suffire à mettre à jour la fragilité du mensonge spectaculaire. Et en effet, de l’accumulation des portraits naît un sentiment d’apaisement. Comme si, lassé d’opposer une résistance à l’interrogatoire patient de Peret, le visage le Lara Croft se laissait enfin emplir par la chair.
(...). le devenir-androide du monde serait desamorcé par le détournement désinvolte de ses moyens, la conversion de son hostilité en motif de divertissement.
(...). A partir de données technologiques plus ou moins bien assimilées, dont le copier/coller emprunté à l’univers informatique, Bertrand Peret a entrepris le recyclage systèmatique de nos idôles. Une pratique du détournement qui constitue théoriquement une infraction à la loi, à ce fameux article 425 réglementant l’utilisation du potentiel offensif de l’image.
Evidemment, on objectera que la stratégie du hacker suppose un ensemble de compétences et de moyens spécifiques, et que l’usage de technologies aussi obsolètes que la peinture condamne les efforts de Bertrand Peret à une totale inefficacité.
Mais dans la perspective de la guerre éléctronique, peut-etre est-ce au contraire une option stratégique habile que de recourir à une technologie certes depassée, mais inacessible aux techniques de pistage et d’identification moderne. Une arme furtive sous le ciel spectaculaire. Ainsi survit la peinture, cette vieille machine de guerre qui, apres avoir offert à la représentation ses premières et plus belles victoires, se fait désormais l’instrument d’une lutte clandestine contre le règne de l’image.

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